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Voyager seule en Inde : réalité d’un risque ou récit occidental fantasmé ?

  • Photo du rédacteur: félicité Dussel
    félicité Dussel
  • 8 sept. 2023
  • 9 min de lecture

Dernière mise à jour : 21 mai


L’Inde fascine autant qu’elle inquiète. Si les faits divers violents relayés en boucle par les médias occidentaux ont forgé la réputation d’un pays dangereux pour les femmes, le quotidien des voyageuses occidentales y est souvent plus nuancé.


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Village à proximité de Tiruchirapalli (Tamil Nadu), Inde.


En Inde, une femme est violée toutes les 20 minutes. New Delhi a même été surnommée la «capitale du viol» depuis le viol collectif d’une étudiante dans un bus en décembre 2012.En 2021, selon le gouvernement indien, le nombre de viols enregistrés était de 31 677.


Le constat est net. Chaque année en Inde, des milliers de femmes sont victimes de violences physiques ou sexuelles, se concluant pour certaines d’entre elles par la mort. Ces tristes faits valent alors le classement de l’Inde au titre de l’un des pays “les plus dangereux pour une femme” selon un rapport de Reuters.


Alors, quelle idée de voyager seule en tant que femme dans ce pays qui semble si mal famé pour la gente féminine ?


L’origine de mon questionnement : les 1001 histoires sur l’Inde et les femmes


Animée par l’envie de visiter l’Inde, berceau de la spiritualité, aux traditions ancestrales toutes plus singulières les unes que les autres, aux dieux et déesses épiques, aux temples vertigineux et à la gastronomie aux saveurs épicées. Je découvris rapidement que mon entourage n’avait pas les mêmes clichés qui défilaient en tête lorsque le pays était évoqué.


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Tiruchirapalli (Tamil Nadu), Inde.


Viols collectifs dans des bus de nuit, des trains, violences en tout genre, piètre représentation des femmes occidentales réputées de « mœurs légères » au pays de l’interdit des relations sexuelles hors mariage, etc.. voilà plutôt l’image que la plupart s’en faisait (aux côtés de la pauvreté extrême, des mendiants mutilés, des enfants mendiants et des enfants mendiants mutilés évidemment mais ça n’est pas le thème).


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Source: Le Parisien


Alors oui il n’y a pas de fumée sans feu, ces histoires existent et il ne me semble pas qu’il y ait de complot anti-Inde visant à nourrir les bouches d’histoires fumeuses dans le seul but de faire fuir les âmes en quête de la découverte du pays.


Non, rien de ça. Toutefois, après avoir passé 4 mois seule dans le pays à voyager à travers le Nord et le Sud, après avoir pris toute sorte de bus, de trains, après avoir dormi en divers endroits, je dois avouer que rarement — si ce n’est jamais — me suis-je sentie en insécurité. Alors oui les regards peuvent être insistants, pesants parfois, mais l’on comprend rapidement qu’il s’agit de curiosité — assez peu d’Européens venant visiter le pays — que de quelconque menaces pour notre intégrité.



Une question me vint alors à l’esprit : les Indiens méritent ils vraiment cette image de prédateurs sexuels que le monde entier semble d’accord à leur attribuer ?


Puisque ni mon expérience, ni celle des autres voyageuses solo que j’ai pu rencontrer durant mon périple ne semblaient coincider avec ce “mythe”, je me demanda d’où pouvait réellement provenir une telle réputation.


Disclaimer : Je tiens à préciser qu’il ne s’agit en rien de minimiser la tragique importance du nombre de viols, d’agressions ou de meurtres ayant lieu à l’encontre des femmes en Inde, mais de rechercher quelles peuvent être les racines de cette réputation de “pays du viol” donnée au sous-contient et de déterminer si oui ou non il est inconscient d’y voyager seule en tant que femme.


La recherche de la vérité : la déconstruction d’un “mythe” ?


Des chiffres en contradiction avec le “mythe”



L’idée que les femmes sont plus fréquemment agressées en Inde ou dans sa capitale que partout ailleurs dans le monde ne colle pas avec les chiffres disponibles.

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La France, elle-même, compte, par rapport à sa population, plus de viols par jour que l’Inde. En France, une femme serait alors victime de viol toutes les 7 minutes, contre toutes les 20 minutes en Inde. Pire encore, aux Etats-Unis, les statistiques seraient d’une femme toutes les 25 secondes.


Au final, aux Etat-Unis, environ 734.630 personnes avaient été violées ou agressées sexuellement en 2018. Tandis que 32.000 l’auraient été en Inde la même année.



Tamil Nadu, Inde.


Alors, oui, l’on pourrait m’opposer que, culturellement, les femmes indiennes ont sûrement moins tendance à dénoncer les agressions subies et qu’il est plus commun de porter plainte au pays de “la liberté d’expression”. Toutefois, alors que fin 2012 une jeune femme indienne était violée dans un bus par 6 hommes, déclenchant une vague de protestations dans le pays, la parole semble avoir commencé à se libérer en Inde.


En janvier 2015, l’AFP relevait en effet que la police de New Delhi avait enregistré une hausse de 30% des dénonciations d’agressions sexuelles entre 2013 et 2014 suite à cet évènement tragique.


Si les chiffres officiels du gouvernement indien sont nécessairement sous-estimés, ils ne semblent pas l’être beaucoup plus qu’ailleurs : au Royaume Uni, les autorités estiment que 128 000 personnes sont chaque année victimes de viols tout en estimant que de 70 à 90 % des agressions demeurent inconnues.



Mais alors, si, statistiquement rien ne permet d’établit que l’Inde serait plus criminelle que le reste du monde, pourquoi les mots « Inde » et « viol » n’ont de cesse d’être assimilés, tandis que les mots « Etats-Unis et viol » ou « France et viol » ne ressortent pas de manière spécifique dans la discussion ?


Il semble en réalité que le problème réside davantage dans la relation des faits avec les représentations collectives.


Les représentations collectives de l’Inde à la source du “mythe”


La faute aux médias


Alors que depuis la couverture internationale du viol collectif de 2012, les mots « Inde » et « viol » n’ont eu de cesse de remonter, par pics d’intérêt, dans les sujets les plus discutés en ligne, l’éditorialiste Christopher Booker du journal anglais The Telegraph a pu affirmer :


« S’il y a un problème culturel aujourd’hui, c’est la volonté de longue date des médias occidentaux de transformer les hommes indiens en un stéréotype de prédateurs sexuels. »

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Plus encore, le journaliste prend l’exemple de plusieurs viols sordides ayant eu lieu outre-Manche, dans le but de démontrer que le caractère ignoble des faits divers indiens ne peut pas être le seul facteur de cette « réputation » donnée à l’Inde :


"En 2012, alors que le crime de Delhi attirait pour la première fois les couvertures médiatiques du monde entier, j’ai lu de nombreuses histoires immondes de viols en réunion qui avaient eu lieu en Grande-Bretagne. D’après la police métropolitaine, plus de 15% des viols à Londres impliquent plus de trois agresseurs chaque année."

Gokarna (Karnataka), Inde


Caroline Michon, elle, insiste sur l’importance des manifestations ayant eu lieu après l’agression de 2012. Plaçant l’Inde sous le feu des projecteurs, les enjeux du pays dans sa lutte contre le viol sont alors devenus mondiaux :

« Le fait que la presse, à l’échelle internationale, ait parlé de ces mobilisations a sans aucun doute construit cette image de l’Inde comme le pays du viol. Cependant cette médiatisation, comme dans de nombreux cas, n’est pas une représentation fidèle de la réalité et ne se centre que sur un pays, mauvais élève, et cache ce qui se déroule dans de nombreux pays, dont l’Europe ou l’Amérique du Sud. »
Elle ajoute que : “les injonctions de la part des acteurs internationaux à l’encontre des pays dits « du Sud » à se conformer à un type de développement” participent également à la stigmatisation de ces derniers.

Cette médiatisation au niveau mondial ne s’est pas arrêtée à l’année 2013. Comme avertis d’un mal qui rongerait spécialement l’Inde, les médias du monde occidental se dressent désormais en porte-parole des femmes indiennes. Mais mal avertis parfois. En effet quelques articles de presse française déplorent une condition de la femme du sous-continent de “pire en pire” au regard de l’augmentation exponentielle du nombre de plaintes pour viol déposées ces dernières années, sans prendre en compte son lien direct avec la libération de la parole opérée à la suite des faits de 2012.


Cela dit, l’on ne comprend toujours pas véritablement pourquoi une telle publicité.Pourquoi sommes nous tant à attaché à dépeindre la vision de la femme au pays du kamasutra plus que partout ailleurs, alors même que des atrocités similaires sont chaque jour commises dans le monde entier?


Pour y répondre une analyse culturelle du pays semble nécessaire.


La vision d’une Inde misogyne à travers le monde


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En Inde, la personne, se définit moins par elle-même que par sa place dans un système des relations. En effet, seuls comptent les intérêts de la famille, la communauté ou le pays. Le groupe écrase l’individu comme la famille écrase la femme dans son individualité, son existence propre.


Ainsi, dès qu’elle n’est plus repérée comme épouse, mère, soeur, tante…, une femme indienne risque aussitôt d’être considérée comme simple objet de “satisfaction sexuelle”. Ancré dans les psychismes masculins, ce schéma entre alors en conflit, à présent, avec l’émancipation des jeunes femmes d’une large classe moyenne. Jodhpur (Rajasthan), Inde


En effet, avec la modernisation de la société, de plus en plus d’Indiennes sont éduquées et vont travailler. Davantage indépendantes, elles sortent du moule de soumission que la société leur avait donné et ne correspondent plus aux cases figées de la respectabilité. Aux yeux de machistes frustes, le risque qu’elles paraissent alors “choses à disposition, violables et jetables” serait a priori élevé selon le journaliste Roger-Pol Droit.


Aussi, si les médias français ou occidentaux ont tant à coeur de relayer les faits tragiques subis par les femmes indiennes, il semblerait que cela soit lié à la représentation culturelle du pays.

Puisque la vision de la femme aux pays de la dot et du mariage forcé demeure précaire, puisque les droits des femmes indiennes sont bien en retard par rapport à ceux de la femme française, il apparaît d’intérêt général de relayer toute information qui irait dans le sens de cette condition malheureuse de la femme indienne.


Rien à contester là-dessus. A regarder les droits de la femme en Inde il y a de quoi être révolté. Néanmoins les médias occidentaux n’accordent que peu de place, si ce n’est aucune, à l’étude des femmes indiennes qui font bouger les chose dans le pays, à celles qui se révoltent ou à celles qui luttent en adoptant des mesures concrètes. La recherche du sensationnalisme fait alors primer “l’horreur” que vivent les femmes du sous-continent, cherche à instiller la peur, et la couverture médiatique massive consiste essentiellement à la titiller tout en omettant de traiter tout un pan du sujet : l’avancée du débat en Inde propulsé par l’action des femmes.



Au final, cela permet de comprendre une chose. Si une telle diffusion est accordée aux violences faites aux femmes indiennes, cela est moins lié à la dangerosité particulière du pays par rapport au reste du monde, mais tient davantage à la représentation d’une Inde culturellement misogyne dans l’imaginaire collectif.


Caroline Michon, met également l’accent sur la complexité de l’Inde qui rend parfois difficile la compréhension de sa culture à travers le monde et participe à sa stéréotypisation :

“l’Inde est aussi un pays assez complexe : pour les observateurs que nous sommes, c’est un pays de contrastes, où se côtoient des femmes politiques influentes et des pratiques fortement discriminantes à l’encontre des femmes”.

En effet, il n’existe pas une Inde mais des Indes, au pluriel, et le manque de connaissances des pays occcidentaux du sous-continent indien tend généralement à en dépeindre une vision stigmatisée. Quand le pays où les reportages ou articles sont diffusés n’a pas ou a peu de connaissances sur l’Inde, celle-ci se retrouve diabolisée et réduite à une seule réalité horrible et régressive : la culture du viol.


Le problème n’est alors pas de traiter à l’étranger de la violence sexuelle existant en Inde. Il réside en revanche, dans le déséquilibre de la couverture médiatique des violences faites aux femmes dans le monde entier qui tend à la stigmatisation de certains pays, bien souvent au détriment de ceux du Sud.



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Jodphur (Rajasthan), Inde



L’instinct protecteur du mâle contre le mal menaçant la femme : la propagation du “mythe”


Au-delà, j’aimerais partager une dernière cause de cette vision de l’Inde, plus personnelle et alimentée par les précédentes. Il s’agit du réflexe « protecteur » des hommes envers les femmes.


Alors que j’étais au Vietnam je fis la rencontre d'une allemande de 30 ans qui m’a confié rêver visiter l’Inde depuis toujours. Mais, alors qu’elle avait visité seule la moitié de l’Amérique du Sud, elle m’avoua sa peur de s’aventurer seule en Inde et ce, du fait “des histoires” qu’ont lui avait raconté, toue à provenance d’ « hommes ».

Il apparaît donc que ce sont majoritairement les hommes qui véhiculent cette représentation d’un pays hostile aux femmes, alors même que ceux-ci n’en sont pas les victimes et ne sont donc pas directement concernés par le sujet. A contrario, de ma propre expérience, l’ensemble des femmes voyageant seule que j’ai pu rencontrer lors de mon voyage en Inde s’entendirent sur un point : le fait qu’elles ne se sentaient pas plus en danger que n’importe où ailleurs dans le monde.



Ces mises en garde à l’attention des voyageuses partent souvent d’une intention protectrice, face à des risques qui, dans certains contextes, existent bel et bien. Mais leur omniprésence peut aussi façonner une perception exagérément anxiogène de certaines destinations, au risque d’enfermer les femmes dans un rôle de victimes potentielles. S’il est essentiel de rester lucide face aux dangers, il l’est tout autant de garder une capacité d’observation autonome. Le voyage, dans ce cadre, devient un moyen de confronter les discours aux réalités du terrain et de nuancer une vision souvent construite à distance.



Alors si vous êtes une femme qui nourrit depuis toujours l’envie de partir à la rencontre de l’Inde — ou de n’importe quel pays que l’on nomme trop dangereux pour une femme seule d’ailleurs — ne vous laissez pas influencer par les idées véhiculées. Informez-vous bien sûr, l’on ne voyage pas sans un minimum de précautions évidemment, mais informez-vous bien. En recueillant l’avis de femmes ayant déjà foulé le pays notamment.


Prenez a contrario davantage de distance sur les informations relayées par les médias, souvent biaisées et stéréotypées, surtout lorsqu’il s’agit de couvrir l’actualité des "pays du Sud". Ayez en tête les biais cognitifs qui participent à la focalisation de votre esprit sur les informations jugées menaçantes et à l’association toute entière d’un pays à une idée reçue eu égard la représentation culturelle que l’on s’en fait.




Félicité Dussel

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