Auroville : une cité utopique à l’épreuve du réel
- félicité Dussel
- 6 oct. 2023
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 11 juin
Fondée en 1968 avec l'ambition de dépasser les frontières et de proposer une société sans hiérarchie, ni religion, Auroville reste une utopie en suspens. Derrière ses ambitions post-capitalistes, une réalité plus complexe émerge : conflits autour des terres, rapports tendus avec l’État indien et une croissance freinée questionnent la viabilité de ce projet censé réaliser l'« unité humaine ».

Matrimandir, Auroville, Tamil Nadu
En traversant la route qui conduit à Auroville, rien ne semble, au premier abord, distinguer la cité de ses alentours. Une piste ocre, non éclairée, bordée de palmiers ebourrifés par le vent, remplace progressivement l’asphalte. Un panneau "Welcome to Auroville" surgit à l’ombre d’un manguier. L’entrée est discrète, presque banale. Pourtant, on dit que l’on pénètre ici dans une « société expérimentale ». Il faut s’enfoncer un peu plus loin pour commencer à percevoir ce qui fait la singularité de la ville. Aux maisons modestes et vibrantes du village tamoul voisin succèdent des bâtisses modernes à l’architecture audacieuse. Le bruit des klaxons disparaît, remplacé par un silence presque irréel pour l’Inde. Quelques enfants circulent à vélo, sans casque, dans des allées de terre battue. Des chiens errants dorment à l’ombre des acacias. Une femme gare son vélo devant un jardin communautaire.
Au cœur de la ville se dresse le centre des visiteurs, passage obligé pour tous ceux qui séjournent quelques jours dans la cité. Une structure blanche, aux lignes épurées, entourée de haies soigneusement taillées. À l’intérieur, on découvre les mots de Mirra Alfassa, fondatrice d’Auroville, qui qualifie la cité d’« anarchie divine ». La formule sonne comme une promesse mystique. Quelle fantastique prémisse..
Une utopie sous tutelle
Niché au cœur du Tamil Nadu, au sud de l’Inde, Auroville se présente comme un laboratoire spirituel et écologique unique. Fondée en 1968 par Mirra Alfassa, dite « la Mère », compagne du yogi Sri Aurobindo, cette cité universelle accueille aujourd’hui près de 3 300 habitants, issus de 65 nationalités. Soutenue à ses débuts par l’Unesco, elle était pensée comme un lieu où « hommes et femmes apprendraient à vivre en paix, au-delà des croyances, opinions politiques et nationalités », selon les mots mêmes de sa fondatrice. Harini, résidente de longue date, résume : « Ce n’est pas un modèle parfait, mais un espace d’expérimentation pour dépasser nos conditionnements. »
Pourtant, à la mort de la Mère en 1973, les défis se multiplient. La gestion financière devient complexe, les tensions internes s’intensifient. En 1988, l’État indien intervient via la Auroville Foundation Act, reprenant le contrôle par le biais d’un secrétaire d’État nommé pour superviser les décisions. Depuis 2021, Jayanti Ravi occupe ce poste clé. Ancienne membre du RSS, organisation nationaliste hindoue, elle incarne une ligne autoritaire qui divise la communauté.
Les conflits se cristallisent autour de projets d’urbanisation lancés sans consultation. En décembre 2021, la colère éclate quand une pelleteuse abat des dizaines d’arbres centenaires dans une forêt replantée par les jeunes d’Auroville. Jasmine, 48 ans, témoigne : « Ils ont détruit la forêt que j’ai vue grandir, celle que j’ai aidé à planter avec mes parents. » Des habitants tentent d’empêcher les travaux, certains sont arrêtés, poursuivis. Un tribunal suspend temporairement les opérations, mais la fracture demeure profonde. En 2022, plusieurs expulsions et poursuites judiciaires sont enregistrées. Pour beaucoup, ces mesures traduisent une volonté d’imposer l’idéologie nationaliste hindoue du BJP, en rupture avec l’esprit fondateur d’ouverture et d’anarchisme de la cité.
Une ville utopique donc, se revendiquant de l’anarchisme, mais contrôlée par le gouvernement ? Comment concilier ce paradoxe ? Le conseil d’administration est désormais entièrement nommé par Delhi, et un secrétaire adjoint veille sur chaque décision. Au centre-ville une plaque affiche les aides reçues de la cité, venues d’institutions françaises, allemandes, hollandaises… et même de la marine indienne.
Le premier pieu est tombé. Mais poursuivons la visite : le Matrimandir, « âme de la ville », lieu de méditation et centre symbolique d’Auroville.
Le Matrimandir, cœur symbolique d’Auroville
Le soleil frappe sur la surface du dôme doré. Entouré de barrières et de bâches, le Matrimandir émerge au milieu d’un parc de 25 hectares, planté de palmiers et d’arbres centenaires. Sa silhouette ronde, recouverte de 1 415 disques dorés, scintille derrière les clôtures. Impossible d’y accéder sans autorisation : le lieu, sacré pour les Aurovilliens, est aussi soigneusement verrouillé. L’entrée est filtrée, les consignes strictes. À l’intérieur, tout est blanc. Au centre du dôme, une salle circulaire de méditation accueille les visiteurs dans un silence absolu. Les téléphones sont interdits, les chaussures remplacées par des chaussettes blanches. Certains s’agenouillent devant la sphère de cristal pur de 70 centimètres de diamètre, posée au cœur de la pièce, d’autres ferment les yeux, en tailleur.
Mirra Alfassa imaginait ce lieu comme « une force agissante contre tout ce qui ne fait pas partie de la vérité future », un espace pour « découvrir son être psychique ». Aujourd’hui, le Matrimandir est géré par une équipe exécutive placée sous l’autorité de la Fondation Auroville, la structure gouvernementale installée à la tête de la cité depuis 1988. L’isolement du bâtiment, ses règles strictes et ses cloisons donnent l’impression d’un lieu à la fois paisible et mystérieux, presque inaccessible, participant à une sacralisation qui évoque les caractéristiques d’un espace religieux.
Un autre paradoxe réside dans le récit fondateur entourant la cité : un rêve visionnaire dans lequel Alfassa aurait reçu les plans exacts du Matrimandir, réalisés ensuite par un architecte. Ce recours à la révélation mystique pour légitimer la fondation d’Auroville contribue à ériger sa créatrice en gourou, contrastant avec la prétendue absence de tout culte organisé. L’usage même du titre « la Mère » questionne : comment une figure qui se voulait détachée de tout dogme peut-elle susciter une telle vénération ? Les portraits de Mirra Alfassa ornent chaque bâtiment, ses écrits sont souvent cités comme des paroles sacrées, et sa parole semble toujours guider la cité. Malgré le rejet officiel de toute religion, Auroville est paradoxalement animée par un culte implicite, fondé sur la figure unique de sa fondatrice.
Idéal communautaire et économie de marché
À l’heure du déjeuner, la cantine centrale d’Auroville, la Solar Kitchen, s’anime sous sa coupole solaire. Cette installation permet de cuire à la vapeur plus de 1 000 repas par jour, servis gratuitement aux résidents. Dans cette cuisine collective, ce sont principalement des femmes tamoules, recrutées dans les villages voisins, qui préparent les plats et assurent la plonge. Au total, environ 5 000 travailleurs indiens participent aux activités manuelles de la cité : agriculture, construction, entretien.
Pendant ce temps, les résidents occidentaux se détournent généralement des tâches physiques. Ils privilégient la gestion des maisons d’hôtes, l’organisation d’expositions ou le développement d’activités comme l’aromathérapie biologique. Une division du travail qui trahit l’idéal collectif des débuts d’Auroville.
A la Solar Kitchen, les visiteurs règlent leur repas via des « Aurocards » qui servent de support électronique pour faciliter les transactions. « Ce n’est pas une vraie monnaie locale, mais un outil de gestion interne », précise Satya, Aurovilienne depuis douze ans. Car malgré l’ambition initiale d’une ville sans argent ni propriété privée, force est de constater qu’un réseau d’unités commerciales s’est développé. Cafés, restaurants, centres de yoga, boutiques d'artisanat… contribuent au financement d’Auroville. Les chambres d’hôtes, avec des tarifs oscillant entre 8 et 60 euros la nuit, participent aussi à son modèle économique.
Les habitants, eux, touchent un « entretien » mensuel – un budget destiné à couvrir leurs besoins essentiels, sous condition d’un engagement communautaire. Appelé « maintenance », ce revenu universel s’élève à 19 000 roupies (environ 210 euros) par mois. Il est complété par la gratuité de certains services, comme les soins médicaux. Pourtant, ce soutien reste trop faible pour assurer un confort réel. Ceux qui n’ont pas de ressources stables doivent parfois repartir travailler ailleurs, ou développer une activité complémentaire, à condition de reverser une part de leurs gains à la Fondation.
Des terres contestées au coeur d'une croissance freinée
Pour qui souhaite s’installer à Auroville, « la ville dont la Terre a besoin », trouver un logement relève souvent du parcours du combattant. Officiellement, la terre appartient à la Fondation Auroville, donc à personne en particulier. Mais dans les faits, la réalité est plus compliquée. « Quand on arrive, dénicher un logement est très difficile », confie Daniel, un jeune volontaire français.
À sa création en 1968, chaque résident pouvait bâtir sa maison sur un terrain prêté par la communauté. Aujourd’hui, ces parcelles ressemblent plus à des propriétés privées, ce qui freine l’arrivée de nouveaux habitants. « Auroville doit grandir lentement », justifie Uma, membre du comité d’intégration. Le projet initial tablait sur une population de 50 000 habitants. Pourtant, plus de cinquante ans, la ville n’a accueilli à peine plus de 3 000 résidents. Soit, seize fois moins que le projet initial. Une croissance « organique », selon beaucoup, reflétée par cette citation de La Mère : « Auroville adviendra dans 100 ou 1 000 ans », préférant « de vrais habitants à beaucoup d’habitants ».
Mais derrière cette philosophie, se cachent aussi des réalités plus complexes. Rishi, ancien consultant en management venu de Pune, raconte son arrivée à Auroville en 2017 avec sa famille. Après une « crise existentielle » à 35 ans, il a été attiré par l’idéal de la ville. Mais un an et demi plus tard, ils sont toujours considérés comme des « nouveaux arrivants », un statut obtenu après trois mois en tant que touristes. Pour devenir membre à part entière, chaque nouvel arrivant doit passer par un long processus : après la période touristique et un entretien, il faut s’engager bénévolement jusqu’à deux ans. « Pour devenir Aurovillien, il faut avoir des économies », explique-t-il.
En filigrane, se joue un conflit plus large : celui de la terre. Bien que la ville s’étende officiellement sur plus de 20 km², une partie reste non acquise. La Fondation achète progressivement des terrains, souvent grâce à des dons, mais des terres appartiennent toujours à des familles tamoules installées depuis des générations. Rajan, agriculteur local, témoigne : « On m’a proposé une somme dérisoire pour ma terre. Quand j’ai refusé, ils ont planté des piquets dans mon champ. »
La Fondation nie toute expropriation forcée, mais des ONG dénoncent des pressions répétées. En 2022, un rapport du Centre for Policy Research soulignait « des pratiques foncières opaques » et une « défiance croissante » entre Auroville et les villages voisins. Malgré les écoles, centres de santé et projets écologiques ouverts aux riverains, les différences de mode de vie nourrissent méfiance et tensions autour des frontières invisibles de cette utopie.
Une oasis écologique prisée des visiteurs étrangers
Auroville n’est toutefois pas qu’un rêve figé dans ses contradictions. Au fil des décennies, la ville a fait ses preuves en matière d’innovation écologique. Ses habitant·es ont reboisé plus de 1 200 hectares de terres arides, mis en place des systèmes de traitement des eaux innovants, développé des techniques de construction durables. Le centre de recherche AuroRE a été récompensé pour son expertise en énergies renouvelables. Certains chercheurs y voient un véritable « laboratoire scientifique à ciel ouvert qui pense et expérimente des réponses concrètes aux crises de notre époque ». Mais ici aussi, les tensions ne sont pas absentes : entre les pionniers écologistes des débuts et les nouvelles générations, parfois plus pragmatiques ou plus en quête de confort, des visions s’opposent.
Au-delà des conflits, la ville continue d’attirer des centaines de volontaires chaque année. Beaucoup y cherchent une alternative au mode de vie consumériste, d’autres une expérience spirituelle nourrie par les enseignements de Sri Aurobindo et de Mirra Alfassa, figures fondatrices de la cité. À midi, pendant que les résidents s’affairent dans leur travail, les cafés se remplissent de visiteurs, touristes et expatriés venus de Pondichéry, en quête d’un cadre apaisé et d’une cuisine occidentale. Le Dreamer’s Café, proche du Centre des visiteurs, sert un café à 40 roupies, soit deux fois plus cher qu’en centre-ville, accompagné de croissants ou d’options véganes. Sous les parasols, les langues se mêlent : anglais, français, allemand, reflet d’une communauté internationale.
En déambulant dans les chemins de latérite rouge, entre les eucalyptus et les maisons expérimentales, difficile de ne pas ressentir l’étrangeté de ce lieu suspendu entre idéal et inertie. La vériatble réussite des premiers Aurovilliens est peut-être d’avoir planté les germes d’une utopie : tenter de changer la conscience de l’homme pour sauver la planète, me dis-je en me jetant sur la place du marché de la ville voisine, imparfaite mais qui ne cherche pas à se déguiser, elle au moins.
Comments